A propos du Carême, du confinement et du Coronavirus

Et moi, pendant leurs maladies, vêtu d’un sac,  j’amoindrissais ma vie par le jeûne, ma prière revenant dans mon sein, comme un ami, comme un frère ;  je m’en allais comme en deuil d’une mère, assombri je me courbais.

Psaume 35, 13-14

 

 

Le temps de Carême est un  temps de recueillement où nous travaillons moins, nous mangeons et nous divertissons moins, afin de nous rendre davantage disponible à nous-mêmes et à Dieu, dans le silence, la prière et la présence. Traditionnellement, les chrétiens lisent pendant cette période le livre de la Genèse. Le premier jour du confinement en France, le 17 mars, voici quel était le texte proposé à notre méditation (dans le calendrier liturgique orthodoxe) : « Le Seigneur dit à Noé : Entre dans l’arche, toi et toute ta famille, car je t’ai vu seul juste à mes yeux dans toute cette génération. De tous les animaux purs, tu prendras sept paires, le mâle et sa femelle; des animaux qui ne sont pas purs, tu prendras un couple, le mâle et sa femelle et aussi des oiseaux du ciel, sept paires, le mâle et sa femelle, pour perpétuer la race sur toute la terre. Car encore sept jours et je ferai pleuvoir sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits et j'effacerai de la surface du sol tous les êtres que j'ai faits. Noé fit tout ce que le Seigneur lui avait commandé. » (Gn7, 1-5)

Lorsque nous ne prenons pas le chemin —le chemin de déification, d’accomplissement— que nous sommes appelés à suivre, alors il se manifeste à l’extérieur, par la contrainte voire par la violence. Ainsi le jour même où le président de la République nous disait « restez chez vous », le Seigneur nous disait « entre dans ton arche ».  C’est-à-dire dans le lieu où nous œuvrons, avec le Seigneur,  à la transmutation de tous nos animaux (nos énergies psychiques) intérieurs pour les porter à leur accomplissement. Le lieu qu’Annick de Souzenelle (que le Seigneur la bénisse !) nomme la « matrice de feu », la forge divine semblable à une chrysalide qui nous mène jusqu’à la Royauté. Etre Roi, c’est être libre de nous-mêmes et non plus soumis à tout ce qui demeure inaccompli et inconscient en nous. C’est être, paradoxalement, humble et obéissant, serviteur de la Vie, doux et compatissant, et digne, responsable, sans complaisance vis-à-vis de nous-mêmes, en toutes circonstances.

Mais la plupart du temps nous nous fuyons nous-mêmes par tous les moyens. Pour une raison simple, qu’il n’y a pas lieu de juger : nous rencontrer nous-mêmes c’est rencontrer la douleur, une douleur que nous avons le plus souvent enfouie au fond de nous-mêmes. Et nous fuyons Dieu car Il éclaire toutes nos zones d’ombre, non pas pour nous faire souffrir, mais pour nous en libérer. Le Seigneur ne console pas, il libère ! Il n’y a pas d’autre chemin que celui d’accepter de souffrir, de descendre profondément en nous jusqu’à l’origine de cette souffrance (ce qui suppose et conduit à un travail de vérité et de conscience) et de vivre l’expérience que le Seigneur, dès lors que nous nous en remettons à Lui, nous fera traverser cette souffrance et nous conduira sur l’autre rive. C’est cela la Résurrection, à laquelle mène le temps de carême. Nous sommes appelés à aller ainsi de mort-résurrection en mort-résurrection jusqu’à la Résurrection finale où, dans l’image et la ressemblance du Christ, élevé à la Royauté et au-delà, les bras ouverts sur la croix, comme Lui, par la mort nous vaincrons la mort , comme le chante le tropaire de Pâques.

Tout le collectif est organisé pour éviter ce chemin, mettant en particulier la technique (y compris la médecine) à la place de Dieu, c’est-à-dire attendant d’être sauvé par elle et non par Dieu. Tout le collectif  est organisé pour que nous devenions « maîtres du monde », rois à l’extérieur au lieu de devenir rois par le chemin de transmutation intérieur.

Le coronavirus est un virus « couronne », l’attribut par excellence de la royauté. Il nous touche aujourd’hui parce que nous avons usurpé cette couronne. Il semble toucher en particulier les pays et les peuples qui se veulent maîtres du monde. Est-ce un hasard ? Il nous fait mourir parce que nous refusons de mourir à nous-mêmes. Je ne veux pas dire ici qu’il frappe et tue ceux qui individuellement refusent de suivre le chemin intérieur de la royauté : c’est un phénomène collectif, qui frappe aveuglément, qui appelle à une mutation collective.

Aussi nombreux sont ceux aujourd’hui qui, prenant conscience de sa nécessité, appellent à cette mutation collective —même le président de la République lors de sa première allocution solennelle.  Mais qu’on ne s’y trompe pas : les changements politiques, économiques, sociaux, techniques, etc. ne seront justes et féconds que dans la mesure où ils seront l’expression, la manifestation d’une profonde mutation intérieure, en Dieu. Sinon, ils ne seront qu’illusion, vaines tentatives, et viendront d’autres épidémies, d’autres tempêtes et tremblements de terre, d’autres guerres et exodes.

Aussi, mes chers amis et amies, profitons de ce temps béni de carême pour entrer dans notre arche et tel Noé lorsqu’il en sortira, renouveler l’alliance avec le Seigneur et connaître l’ivresse divine sous sa tente (Genèse 9 et 10).  Restons en même temps profondément reliés à nous-mêmes, à Dieu et aux autres —car l’humanité est une— par le cœur et la prière.

Un passage, parmi tant d’autres, m’émeut tout particulièrement dans le livre de l’Apocalypse : celui où les justes réunis autour du trône divin demandent au Seigneur : pourquoi ne mets-tu pas fin à toute cette souffrance ? Le Seigneur répond en substance : parce que vous n’êtes pas encore assez nombreux… Toutes les catastrophes actuelles et à venir ne sont-là que pour nous appeler à nous convertir, à nous retourner vers nous-mêmes et vers Dieu, et pour que nous entrions toutes et tous, sans exception,  dans le Royaume de Dieu.

 

A Angoulême, le 21 mars 2020

Georges-Emmanuel Hourant