Les neuf signes de l'évangile de Jean ou le chemin de la déification

 

« Voyant que les autres avaient seulement relaté les faits matériels, Jean, le dernier de tous, encouragé par ses amis et divinement inspiré par l’Esprit saint, écrivit l’évangile spirituel. »

Saint Clément d’Alexandrie (210)

 

Plus que sur tout autre, l’Esprit souffle tout au long de l’évangile de Jean et l’illumine de part en part… Une fois passée l’hymne du prologue, il s’ouvre par la vision du Baptiste contemplant l’Esprit descendre sur Jésus et demeurer sur lui ; et il se clôture, dans son temps « historique » par le don de l’Esprit à ses disciples et leur envoi, le soir de Pâques.

Les disciples, ce sont bien sûr André, Jean, Pierre, Philippe, Nathanaël…, mais aussi chacun d’entre nous —si du moins, nous nous mettons, comme eux, à cheminer à l’écoute de la Parole et nous rendons disponibles au don de l’Esprit.

Qu’est-ce qu’un évangile ? C’est d’abord, à littéralement parler, une « information » : ce que signifie l’hébreu bassorah, traduit par le grec evangelion. Le mot bassorah est formé sur la racine bassar, la chair —qui n’est pas seulement le corps, mais la totalité du corps et de l’âme. C’est dire que, à travers l’évangile, la Parole de Dieu nous in-forme, en donnant forme à la chair que nous sommes.

Dans son prologue, Jean relate que la Parole « est devenue chair et a dressé sa tente en nous ». Cette union de la Parole et de la chair n’est autre que le Fils : Fils unique dans le principe, mais que nous avons chacun vocation à devenir, tout comme le devient le disciple aimé au pied de la croix. « A tous ceux qui l’ont accueillie, poursuit l’évangéliste dans son prologue, la Parole a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu… » Informée par la Parole, la chair devient vivante, éveillée, se spiritualise.

Aussi étudier l’évangile est-ce se laisser étudier par lui ; le travailler, c’est être travaillé par lui. C’est se laisser « engendrer » pour devenir Fils de Dieu, être déifié. L’évangile est appelé non seulement à être écouté mais aussi à s’incarner.

L’évangile de Jean, encadré par un prologue et un épilogue, est structuré en trois temps : la narration de la vie de Jésus et de ses disciples , rythmée par sept « signes », puis un long enseignement, et enfin le récit de l’arrestation, de la mort et de la résurrection du Seigneur. Certaines de ses caractéristiques frappent d’emblée tout lecteur familier des synoptiques. Par exemple, pour qualifier les « miracles » réalisés par Jésus, Jean n’emploie jamais le terme « prodige » commun aux autres évangiles, mais le terme « signe » (grec semeia, hébreu oth). Ces signes ne sont pas là seulement pour manifester la puissance et l’amour du Christ ; ils sont aussi des symboles nous introduisant à chaque fois à une compréhension plus profonde de la vie spirituelle et du mystère du travail divino-humain. Autre exemple, Jésus, dans l’évangile de Jean, ne s’exprime jamais en paraboles (ou métaphores sous formes de contes) mais directement, « de cœur à cœur » ou « d’esprit à esprit » comme on dirait dans le Zen. Jésus y est présenté sous la figure du maître spirituel, soucieux avant tout de conduire ses disciples à la réalisation parfaite.

Beaucoup des événements, et non des moindres, relatés dans les autres évangiles, ne figurent pas dans celui de Jean, qui ne comporte ni baptême de Jésus, ni transfiguration, ni institution de l’eucharistie. D’autres sont propres à Jean, comme les noces de Qana, la guérison d’un humain couché depuis trente-huit ans à la piscine de Bethesda, ou celle d’un aveugle de naissance à la piscine de Siloah. Et quand apparaissent des faits communs aux quatre évangiles, Jean toujours les raconte avec des détails et des précisions qui n’appartiennent qu’à lui. Ces absences comme ces détails sont loin d’être anecdotiques. Jean, dans sa manière de relater (ou non) l’histoire, nous oriente d’abord vers sa signification spirituelle —et vers la construction de l’église intérieure, sans laquelle l’église extérieure risquerait de ne demeurer qu’une institution vide de sens.

Ainsi la portée profonde du baptême est-elle exprimée par les noces de Qana, celle du sacrement de l’eucharistie par le quatrième signe dit de « la multiplication des pains » ou celle de la transfiguration par le sixième, l’illumination de l’aveugle de naissance.

Ainsi, parmi cent autres exemples, les trente-huit ans depuis lesquels l’humain demeure couché à Bethesda  nous renvoient-ils aux trente-huit années d’errance dans le désert du peuple hébreu, et les paroles prononcées par Jésus à celles de Moïse donnant l’ordre de repartir vers la terre promise. Ou bien encore la présence (ignorée des synoptiques) d’un jeune garçon qui offre les pains et les poissons lors du quatrième signe, de même que la mise à l’épreuve de Philippe, font écho au « sacrifice » d’Isaac par Abraham. Quel sens peut avoir le sacrifice du fils et quelle relation a ce dernier avec le rassasiement des convives ? Pourquoi douze paniers comme douze tribus d’Israël ? Quelle relation entre le franchissement d’un torrent par une nouvelle génération et le terme de trente-huit années de paralysie ? Dans ce questionnement, Torah et évangile s’éclairent —et nous éclairent— mutuellement, en leur moindre fragment.

Fait remarquable, le mot foi est absent de l’évangile de Jean en tant que substantif ; il y est toujours un verbe (grec pisteuo, hébreu amen). Pour Jean, la foi n’est pas un état, mais une dynamique. Tandis que les disciples, de signe en signe, découvrent peu à peu qui est Jésus et cheminent vers la lumière, les Judéens, de leur côté, s’opposent de plus en plus à lui —jusqu’à le condamner à mort— et s’enfoncent dans la ténèbre. Cette double dynamique qui a pour théâtre la Palestine d’il y a deux mille ans rappelle celle qui se jouait entre Hébreux et Egyptiens lors des « dix plaies », avant la « première » Pâque et la fin de l’exil. Elle se joue encore aujourd’hui, à la fois collectivement et individuellement, dans notre intériorité.

Or, qu’est-ce qu’avoir la foi ? Pisteuo est habituellement traduit par « croire », mais le sens très faible qu’a fini par acquérir ce mot en français ne peut rendre compte de sa réalité. Car il s’agit bien plutôt de connaître, de savoir avec certitude, en s’appuyant sur l’expérience… En un mot, de « s’éveiller ».

Les sept signes qui structurent la première partie de l’évangile de Jean marquent chacun de leur sceau cette dynamique de l’éveil et en signalent les étapes fondamentales. Les noces de Qana, promesses d’épousailles entre le féminin et le masculin intérieur de même qu’entre Dieu et nous, sont le lieu du premier éveil ou du retournement, de la naissance à la vie spirituelle, symbolisée par la mutation de l’eau en vin. Le deuxième signe, qui se déroule lui aussi à Qana, est la prise de conscience de la maladie du Fils et de la nécessité de « descendre » pour qu’il guérisse. Puis, à Jérusalem, au bord d’une piscine (berakh en hébreu, qui signifie aussi bénédiction) le Seigneur invite l’humain couché depuis trente-huit ans que nous sommes, à nous relever et à marcher / traverser pour « devenir sain ». Ces trois premiers signes constituent un processus marqué par l’enchaînement retournement / descente / montée, appelé à se renouveler autant de fois qu’il sera nécessaire.

Ce premier cycle de la vie spirituelle (qu’Annick de Souzenelle appelle la matrice de l’eau et la tradition l’état de prophète ) est celui de l’apprentissage, de la mise à jour de qui nous sommes et du fonctionnement de notre égo. Lorsqu’il prendra fin, viendra le temps d’un nouveau cycle (la matrice de feu ou la royauté) régulé selon le même principe, mais à un autre niveau, celui de l’obéissance ou disciplinat, du sacrifice et de la libération. La « multiplication » des pains et des poissons est un moment de grâce et d’abondance, comme celui des noces de Qana. Le signe de la tempête, un moment de descente comme celui de la guérison du fils. Le sixième signe, par lequel Jésus rend la vue à un « aveugle-né » se déroule tout comme le troisième entre une piscine de Jérusalem et le temple, et vaut bénédiction pour « quitter » et aller vers une nouvelle terre (la matrice du crâne ou le sacerdoce) inaugurée par le septième signe, la résurrection de Lazare (Elazer, l’aide de Dieu). Viendront ensuite le huitième signe, la mort-résurrection du Christ, et le neuvième, à la toute fin de l’évangile, la pêche de 153 gros poissons, signe de l’accomplissement.

Le langage de Jean est celui des symboles. Ces symboles voilent autant qu’ils dévoilent (à qui a des oreilles pour entendre) la réalité qu’ils désignent. Cette réalité-là est intérieure ou spirituelle et elle est « première », au sens où elle précède, dans le principe, ce que nous avons coutume de prendre pour la réalité et qui n’en est pourtant que l’image, ou la manifestation. Lire l’évangile (le manger même pourrait-on dire) c’est faire le travail de dévoilement, c’est en-lever les voiles afin que l’Esprit y souffle et nous pousse vers le grand large. Afin d’incarner la Parole, de mener l’image de Dieu dans laquelle nous sommes faits vers son accomplissement, de terre nouvelle en terre nouvelle, de signe en signe.

L’évangile de Jean commence par le même mot que la Torah (en arkhé en grec, bereshit en hébreu) : « dans le principe ». Il est une nouvelle Genèse, rendue possible par l’incarnation de la Parole, par la survenue du iod divin au cœur de Qana, ou plutôt la rencontre avec ce iod en nous-mêmes, en ce Qayin que nous sommes. Une nouvelle Genèse qui reprend le cours de notre destinée là où il a été détourné, au septième jour, quand l’Adam, l’être humain, s’est emparé du fruit de l’arbre avant de l’avoir mûri et porté en lui. ; là ou chacun d’entre nous, construisant l’égo par réaction à la blessure originelle et dans l’ignorance est devenu aveugle de naissance. Là, plus profondément encore, où l’aide de Dieu que je suis (qui est aussi l’autre côté de moi-même, le féminin intérieur) demeure enfermée et attachée dans son tombeau.

"Dieu s'est fait humain pour que l'humain devienne Dieu" dit saint Irénée —qui était disciple de Jean à la deuxième génération. C'est ce chemin de la déification, balisé par les sept (ou neuf) signes, que nous sommes conviés à entreprendre avec l'évangile de Jean